jeudi 16 février 2017

Chainsaw

Je deviens quelqu’un d’autre
Je deviens une autre personne. Ou re

genre une coupure, je sais pas...

Je me souviens, c’était l’été au chalet, je devais avoir douze ans. Les voisins d’à côté avaient fait abattre des arbres. Les Saint-Pierre. Le type qui était venu pour ça, je sais pas si c’était juste un émondeur ou une connaissance du bonhomme Saint-Pierre… Il avait un nez rouge d’alcolo, monsieur Saint-Pierre. Quand j’avais demandé pourquoi on m’avait répondu de façon un peu obscure que c’était son passé. Mes frères m’avaient dit à propos de la nature du mal qui affligeait son nez, et d’ailleurs, c’était pas son passé puisqu’il avait toujours une bouteille de bière à la main quand je passais devant et qu’il était à jaser avec quelque voisin. Comme c’était le chalet, le moment que je passais devant était long. J’ai toujours haïs ces moments-là. Encore hui, quand mon chien sent une odeur devant le balcon de deux vieux qui se bercent au coucher de soleil et que je me retrouve à l’autre bout de la laisse à rester là devant eux, ça me fait chier et je tire sur la laisse. Mais parfois, c’est des odeurs importantes. Certaines odeurs comme ça, elle reste raide comme un poteau, ma chien, j’ai beau tirer… les trois coups… rien n’y fait. Alors je me tourne pour m’assurer de ne pas avoir à engager la conversation, tout en continuant de tirer sur la laisse avec plus ou moins d’insistance, selon mon degré d’angoisse en raison de la situation… sociale, finalement. Ouais, j’ai des difficultés avec le social. Ça a jamais été mon truc. D’ailleurs il l’a tout de suite vu l’émondeur, que j’étais pas comme les autres, genre. Je sais pas. Enfin à l’époque j’en avais moins conscience. J’avais plutôt l’impression que c’était comme des étapes, et que j’étais peut-être, pour une raison ou une autre, une étape ou deux en retard. Sans savoir de quoi il s’agit au juste. Toujours est-il que je m’intéressais à la coupe d’arbre et je regardais de loin. Puis il y a eu une pause, et le type avec la chainsaw s’est installé pour l’affuter. Enfin comme je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait, justement, j’ai fait quelques pas et j’ai dû afficher une face curieuse, et c’est alors qu’il m’a fait signe de m’approcher. J’aime pas trop les chainsaws. J’ai jamais eu le moindre intérêt pour ça, et je savais même pas comment que ça marchait au juste, juste que ça coupe en crisse. L’année précédente, la mère de mon ami nous avait emmenés voir La mort d’un bûcheron au cinéma. Jamais que ma mère m’aurait permis de voir ça. Ça commence raide en esti : un cadavre dans la neige, un gars arrive avec une chainsaw et coupe les jambes du cadavre. J’avais pas compris… Ça avait fucké mes chances de pouvoir comprendre la suite du film puisque j’avais mis un bon dix ou quinze minutes à me remettre de la scène initiale. Pis aussi, les chainsaws, on les entendait chaque automne au chalet, je sais pas pourquoi surtout l’automne. Toujours quelqu’un qui coupait des troncs quelque part autour du lac. Ou des branches, je sais pas. C’était un peu spooky comme son puisque ça tue, une chainsaw. Les arbres ont toujours été mes amis. Même si je les connais pas. En tout cas, il me fait signe de m’approcher. Je voulais juste savoir ce qu’il faisait, pas plus. Il avait une petite lime en main. « Approche grande fille, qu’il dit, je vas te montrer ça, ce que je fais ». Je continue de m’approcher mais je proteste aussitôt : « Je suis pas une fille, je suis un gars ». Que je lui dis. Il me scrute un instant. « Bah, l’air pas mal fille, moi, je trouve ». Je veux fuir. Envie de partir en courant. Je me dis que ce serait une réaction de fille, alors je fige. Je me demande ce que je dois faire. Je prends un air fâché, mais ça le fait sourire et il enchaîne en commençant un cours sur comment affuter une chainsaw avec une lime. « C’est des petits couteaux, genre? » Que je lui demande. Je m’approche avec crainte pour observer l’infâme chaîne. Il rigole. « Voyons donc, qu’il dit, t’es une fille, certain, t’as jamais vu ça, une chainsaw? Tiens regarde, je vas aiguiser chaque couteau avec ma lime, tiens, donne moi ta petite main… » J’ai pas une petite main. Bah, pas assez grande pour jouer de la flute alto à l’école, mais bon... Gilles a pu mettre la main sur une, pas moi. Pourtant, elles sont pareilles, me semble, nos mains. En tout cas, le bonhomme me pogne la main, y fourre sa lime et me la guide vers le couteau suivant. Je veux fuir. Je veux rien savoir de ça. Je voulais juste savoir ce qu’il faisait. J'ai peur de me couper. Pis si je suis une fille pour lui, c’est donc de l’abus, là, je veux partir, lâche-moi. « C’est pas une main ben, ben ferme, ça, faut que t’ailles plus de pogne, mais toute en finesse aussi, check, comme ça… ». On me force à affuter une chainsaw. J’ai l’impression qu’il en profite pour se coller sur moi. Il finit par comprendre que je veux rien savoir de sa patente et que je veux fuir. Je me rappelle pus exactement ce qu’il m’a dit alors que je marchais vivement vers chez moi, mais c’était du genre à double sens. Des propos mielleux. Rétrospectivement, je me dis que c’était certainement abusif. Anyway, c’était quoi l’idée, s’il pensait que j’étais une fille… Maudit cochon. Ça avait pas l’air de lui faire de différence que j’aie un pénis, je lui avais dit, en premier, comme argument. Ça l’avait fait rire. C’était pas la première fois qu’on me prenait pour une fille. J’avais ben de la misère avec ça. Mais je m’en rendais plus ou moins compte. Dans ce cas-ci, je m’étais juste dit que ce type était un fou. Un vieux cochon. Que ce n’était représentatif de rien. Juste ce type.
Dominik Rock

P.S. à bien y repenser, mon anecdote démontre totalement que c'est l'autre qui nous définit, l'autre qui nous nomme, qui nous catégorise... nous fait.

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