mercredi 22 février 2017

Brèche

À partir du moment où on réalise qu’on est trans, c’est la perception de toute la vie qui change, qui bascule. En anglais, ils disent admitted. C’est surtout vrai pour les trans qui vivent d’abord une vie dans le sexe qu’on leur a assigné. Dans mon cas plusieurs décennies, mariages, enfants… divorces. En tout cas, il y a ce moment de bascule au travers duquel on passe toutes et tous, je crois, les trans, ce moment où on fait face à soi-même, qu’on se tient debout devant soi-même, moment de vérité qu’on se dit : ok, je lâche de faire semblant, c’est ça que c’est : je suis transsexuelle… Je me l’admets. Dans mon cas : je suis une femme, je l’ai toujours été. J’ai jamais réussi à passer le test de gars, j’ai échoué, normal, je suis une femme; j’étais une fille, ça explique tout. Toute ma vie.

À partir de ce moment précis, ce court instant où on voit la vérité en face, que toute notre vie a été un mensonge, un canular… une illusion… je n’étais pas un homme… une brèche s’ouvre qu’on ne peut plus refermer. Parce qu’elle est vraie. Parce que quand t’arrives à un moment comme ça, face à toi-même… Genre tu peux pas échapper à toi-même. C’est ça, admitted, quand on en arrive à ce moment de vérité avec soi-même.

Quand ça arrive plus jeune, ça doit être moins pire, comme gouffre qui s’ouvre… La brèche, toi chose… Et toute la perspective des choses change, hop, autre point de vue.

Quand t’arrives à t’admettre ça en te regardant en face, tu ne peux que lever les yeux et constater la distance qui t’éloigne déjà de la rive, et en un court instant, ton cerveau t’informe que c’est pas envisageable de retourner où c’est que t’étais ya deux minutes… le courant t’emporte, le vent, whatever.

On retourne pas en arrière. On peut pas. Comme genre, je sais pas, tu roules à vive allure, puis une fourche arrive et t’as pas le choix de prendre par là et de composer avec ce stage du jeu, je sais pas… Le nouveau décor, t’sais. Genre t’as pas pris l’autre chemin, celui du déni habituel. Tu l’as pas pris cette fois-ci, le chemin habituel, alors… T’es pus là. T’es ailleurs. Déjà. En un instant.

Et là tu lèves les yeux, tu te regardes dans le miroir, et tu vois ta barbe et ta moustache.

Et là, la brèche s’élargit. Et le ciel s’assombrit. Parce que c’est pas évident comme traversée, et elle est déjà amorcée. Pas de retour en arrière possible. Et même si t’essaies de continuer comme avant, tu vois ben que le décor est pus le même, que le point de vue est irrémédiablement  changé. Irrémédiablement.

Et là ya une autre fourche, celle des riches à droite, celle des pauvres à gauche. Ou l’inverse, peu importe, ce qu’ya, c’est que quand t’as le fric, tout est possible, et c’est les sunny ways, honey, the sky is the limit, tu peux prétendre essayer d’être ce que tu es.

Et si que t'es pauvre, ya plein de nuages noirs en vue sur le parcours, et pis là, ça dépend où c’est que tu vis, pis toute. Ça peut être pas mal rough comme ride, si t’es pauvre.

Pis encore ya d’autres fourches, celle où que tu te rends compte que, tes épaules de footballeur, tu les perdras jamais.

Ben c’est pas mon cas. Heureusement. Dans ma malchance d’être pauvre, yavait une fourche weird qui m’attendait, un filtre, une force… Toute peut pas aller mal. Ma génétique, il semble… Finalement, j’ai pas pantoute un corps d’homme et l’hormonothérapie fait des merveilles. Des miracles, on dirait, même. En tout cas, sans donner le détail (une autre fois), je suis ben contente.

Mais il reste que c’est pas évident. Et qu’il y a des moments, et il y en a beaucoup, où tout devient noir : je ne suis pas une femme, je le serai jamais (j'y reviendrai), je ne suis pas un homme, je ne l’ai jamais été, donc… What the fuck que je suis?

Quand t’arrives pas à répondre à cette question, qu’est-ce que je suis?, ça va mal à la shop en esti. C’est noir, ces moments-là, c’est très noir.

Alors on s’accroche. À des trucs, je sais pas, du linge, du maquillage, de l’épilation, plus d’hormones… Si t’as l’argent, sinon, tu t’accroches à ce que tu peux, ton rêve, whatever.

Pas moyen de retourner en arrière, tu regardes, pffff. Impossible.

Tu regardes devant… Aïe, aïe, aïe… Docteure, aidez-moi.

Ok. Basta così. Ça va aller. C’était juste un nuage.

Juste dire pour tu-suite, la ride avant la première dose d’anti-androgène, puis d’estrogènes le mois suivant, la ride… était longue en crisse. Méchante brèche. Toute une traversée.

J’en suis encore au début, je mets à peine le pied à terre. Plus ou moins.

Plusieurs trans s’expriment sur le Web et ailleurs. Je vais le faire aussi. Mais j’arrives pas avec mon lot de principes que tu dois me dire madame, pis elle… J’arrive avec pas de principes. Fuck all de principes.

Coup de pied dans la baraque. It’s a new way. Ya pas de comme ci ou de comme ça : on sait pas. Je sais pas ce que je suis, qui je suis, et tu le sais pas non plus. Work in progress.

On va voir ça ensemble, ok?
Dominik Rock

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