jeudi 18 août 2016

Julien... (Rosée noire extrait 1)

(...)
Mais c’est pas très clair. Elle dit que c’est justement ça l’idée, que c’est le flou artistique, le clair-obscur, l’évocation. Je comprends ça. Vive le flou! Mais reste que… c’est pas très clair. En tout cas, pendant longtemps, je ne voyais pas en quoi ça pourrait aider à changer les choses mais, je m’en rends compte maintenant, le changement, il se loge probablement justement là, dans cette frontière floue, imprécise, de laquelle on peut extraire l’essentiel.

L’humanité, que je me dis, se trouve présentement là, à cette jonction, dans le flou sidéral. Point de non-retour. Les formes, les lignes s’effacent, s’entremêlent, les courbes dominent. On change.

Marie-Ève arrive soudainement, ouvrant la porte de l’appartement sans crier gare, sexy dans sa petite jupe rouge vin et son top noir décolleté, talons hauts, et rehaussée de sa bonne humeur toujours bien mise en valeur, même si elle est fausse.

-      Tu ne nourriras pas ton mari?

Je lui lance ça avant qu’elle n’ait le temps de faire les six ou sept pas pour arriver jusqu’à ma hauteur dans la cuisine. Je commençais à faire sauter les oignons. Je me tourne juste à temps vers elle pour la voir passer devant moi me faire une grimace et un clin d’œil et s'engouffrer dans l’atelier avec Chloé. Elle ferme la porte presque complètement, je vois sa main aux ongles bien rouges la retenir. Hum…

Ben c’est ça, on change. Le changement est constant sous le soleil. Tout se modifie, chacun de nous se renouvelle constamment, la mort au bout n’est pas celle des cellules qui nous formaient au départ mais de nouvelles cellules… donc la mort de quoi au juste, je le demande.

À une autre échelle, on change notre style, nos préférences, nos goûts, nos chemins, nos vies… parfois progressivement, parfois d’un seul coup, mais chose certaine, ça bouge, rien n’est fixe. Même si on essaie ben fort de ne pas changer… Et parfois, les changements surviennent paf, comme ça.

On découvre aujourd’hui que, dans l’évolution des espèces, il existerait comme des trous, certaines d’elles auraient fait de grands sauts vers l’avant. Directement. Sans transition. J’ai cru comprendre que ce serait un accroc à la théorie de Darwin, c’est contesté, pas prouvé, j’sais pas trop, mais c’est ce qui semble se révéler en étudiant la question de plus près avec les technologies qui se raffinent, et ça explique probablement le « chaînon manquant » qu’on n’a jamais trouvé entre ce qu’on était avant, des grands singes, et ce qu’on est devenus, des humains. On aurait sauté des étapes. L’évolution ne procéderait pas toujours par petites adaptations subtiles et constantes. Par exemple, ces grenouilles, je crois en Indonésie, qui, poussées vers la cime des arbres par une autre espèce de grenouilles envahissante, ont en quelques générations seulement modifié et adapté génétiquement leurs pattes à leur nouveau milieu afin de pouvoir se mouvoir et subsister dans leur nouvel environnement, plus haut dans le feuillage. L’évolution, ce n’est pas une lente progression. Pas nécessairement.

Pour l’humain, l’évolution, ça a surtout été le social, le langage, la transmission des connaissances. Un bébé humain qui réussirait à survivre et grandir en forêt sans jamais connaître la civilisation, malgré son cerveau génétiquement développé, ne serait pas vraiment humain, n’utiliserait pas son cerveau comme un humain moderne, n’aurait pas conscience de sa mort éventuelle, de sa propre existence, ne parlerait pas, pourrait à peine communiquer, n’aurait accès à aucun des savoirs, aucun conte, aucune légende, découverts et développés par les humains depuis des millions d’années, a fortiori aucune technique, bref tout ce qui caractérise l’humain serait absent de cet humanoïde sauvage. L’évolution de l’humain est clairement là : dans le social, et tout peut disparaître d’un seul coup si on coupe la transmission.

Capoté, non? Quand on y pense…

Ce qu’on est tient à un fil.

J’entends la voix de Marie-Ève qui se faufile par la fente de la porte de l’atelier sans comprendre plus d’un mot ici et là, mais je connais son discours. Sa vie ne lui convient pas, elle regrette son choix d’opter pour le mariage avec un homme qui a de l’argent, une bonne job. Tout le matériel, toutes les choses qu’elle désirait, elle peut en profiter aujourd’hui, le gros luxe, mais elle n’arrive pas à atteindre quelque satisfaction que ce soit, n’obtient pas de reconnaissance de ses pairs. Socialement, elle n’est rien. Rien d’autre que la femme de son mari, de plus en plus mécontent de son rendement dans le rôle qu’il lui a assigné, ou qu’elle a choisi, mais sans savoir…

C’est comme ça pour tellement de gens. Qui n’assument pas ce qu’ils sont. On tente de reproduire le modèle, s’insérer dans la structure sociale transmise.

Mais cette structure verticale demeure animale, primitive. Son épine dorsale inchangée et maintenue telle quelle depuis la nuit des temps, elle est mâle alpha. C’est une structure de domination, les plus forts en haut, les plus faibles en bas, et avec essentiellement la guerre de clans comme politique de préservation ou d’expansion. Pour le moins simplet comme structure. Je dirais même rudimentaire sinon même grossier, et certainement pas du tout à la hauteur des possibilités de l’incroyable cerveau humain. Vraiment, ça ne convient pas. Est-ce que j’ai le droit de dire ça? FAIL big fucking FAIL, man. Cinq mille ans d’histoire pour ces résultats? Pas fort.

C’est en observant la production artistique de Chloé au fil des années, dont elle ne m’explique pas en mots les buts et processus, que j’ai réalisé qu’elle exprimait beaucoup mes propres réflexions, ou enfin peut-être aussi qu’on voit ce qu’on veut au fond, mais bon… En tout cas, ça m’a rejoint. C’est difficile à expliquer, j’imagine que c’est pour ça que Chloé ne le fait pas vraiment, expliquer ses œuvres, mais j’ai vu ce qui se profile dans ses flous et ses courbes.

J’y ai vu qu’on y est, dans le changement, maintenant, on est en plein dans la fin de… de la révolution. On complète le tour, on rejoint le début, comme les aiguilles de l’horloge qui tombent à minuit. Et la suite pourrait survenir plus brusquement qu’on peut l’imaginer.

En toute logique, il m’apparaît que cette forme primaire d’arrangement social patriarcal hérité d’un temps ancien où le muscle du mâle était essentiel (l’était-il vraiment?) évoluera en une forme horizontale de structure sociale, plus inclusive, plus rassembleuse, résiliente, indulgente… plus de l’ordre du féminin que du masculin. Forcément, ça viendra, les tours vacillent. Je pousserai plus loin en affirmant même que cette évolution de l’espèce humaine dans le sens d’une société plus féminine s’accompagnera d’une réduction, sinon même une disparition du mâle humain, dont la seule et unique fonction deviendra bientôt la production de spermatozoïdes, que le cerveau humain pourra surement un jour permettre de synthétiser dans un laboratoire. Par des femmes. Toutes les activités nécessaires à la préservation de l’espèce humaine peuvent désormais être accomplies par une femme, grâce au cerveau humain et ce qu’il permet : machines, opérations chimiques… Tout. Aujourd’hui, on n’en est pas encore à la production de spermatozoïdes en labo, mais on peut imaginer un temps intermédiaire où les mâles seraient réduits à cette seule fonction reproductive et traités comme tels.

La féminisation de la société, qui est en cours, favorise l’avancement de l’espèce humaine dans son environnement, je ne vois pas pourquoi l’évolution arrêterait ce processus. Tant le mâle lui-même que la structure sociale qu’il impose pourraient donc disparaître d’un seul coup par un de ces « grands sauts » de l’évolution qui assure la survie de l’espèce, remplacés par une nouvelle structure, féminine, mieux adaptée, plus efficace. Parce que là, depuis quelques centaines d’années sinon plus, les humains piétinent vraiment. Se piétinent. S’assassinent. C’est débile. Et c’est sans compter le réchauffement climatique. Les humains utilisent surtout leur cerveau pour s’autodétruire.


On a l’impression de reculer. 

C’est parce qu’il est minuit comme je disais. C’est à la fois le début et la fin. C’est le chaos, l’entre-deux. On est à la veille d’une révolution, on est déjà dedans. Elle sera douce.
(...)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire