(...)
Mais c’est pas très clair. Elle dit que c’est justement ça
l’idée, que c’est le flou artistique, le clair-obscur, l’évocation. Je
comprends ça. Vive le flou! Mais reste que… c’est pas très clair. En tout cas, pendant
longtemps, je ne voyais pas en quoi ça pourrait aider à changer les choses
mais, je m’en rends compte maintenant, le changement, il se loge probablement
justement là, dans cette frontière floue, imprécise, de laquelle on peut
extraire l’essentiel.
L’humanité, que je me dis, se trouve présentement là, à
cette jonction, dans le flou sidéral. Point de non-retour. Les formes, les
lignes s’effacent, s’entremêlent, les courbes dominent. On change.
Marie-Ève arrive soudainement, ouvrant la porte de
l’appartement sans crier gare, sexy dans sa petite jupe rouge vin et son top noir
décolleté, talons hauts, et rehaussée de sa bonne humeur toujours bien mise en
valeur, même si elle est fausse.
- Tu
ne nourriras pas ton mari?
Je lui lance ça avant qu’elle n’ait le temps de faire les
six ou sept pas pour arriver jusqu’à ma hauteur dans la cuisine. Je commençais
à faire sauter les oignons. Je me tourne juste à temps vers elle pour la voir
passer devant moi me faire une grimace et un clin d’œil et s'engouffrer dans
l’atelier avec Chloé. Elle ferme la porte presque complètement, je vois sa main
aux ongles bien rouges la retenir. Hum…
Ben c’est ça, on change. Le changement est constant sous le
soleil. Tout se modifie, chacun de nous se renouvelle constamment, la mort au
bout n’est pas celle des cellules qui nous formaient au départ mais de
nouvelles cellules… donc la mort de quoi au juste, je le demande.
À une autre échelle, on change notre style, nos préférences,
nos goûts, nos chemins, nos vies… parfois progressivement, parfois d’un seul
coup, mais chose certaine, ça bouge, rien n’est fixe. Même si on essaie ben
fort de ne pas changer… Et parfois, les changements surviennent paf, comme ça.
On découvre aujourd’hui que, dans l’évolution des espèces, il
existerait comme des trous, certaines d’elles auraient fait de grands sauts
vers l’avant. Directement. Sans transition. J’ai cru comprendre que ce serait
un accroc à la théorie de Darwin, c’est contesté, pas prouvé, j’sais pas trop, mais
c’est ce qui semble se révéler en étudiant la question de plus près avec les
technologies qui se raffinent, et ça explique probablement le « chaînon
manquant » qu’on n’a jamais trouvé entre ce qu’on était avant, des grands
singes, et ce qu’on est devenus, des humains. On aurait sauté des étapes. L’évolution
ne procéderait pas toujours par petites adaptations subtiles et constantes. Par
exemple, ces grenouilles, je crois en Indonésie, qui, poussées vers la cime des
arbres par une autre espèce de grenouilles envahissante, ont en quelques
générations seulement modifié et adapté génétiquement leurs pattes à leur
nouveau milieu afin de pouvoir se mouvoir et subsister dans leur nouvel
environnement, plus haut dans le feuillage. L’évolution, ce n’est pas une lente
progression. Pas nécessairement.
Pour l’humain, l’évolution, ça a surtout été le social, le
langage, la transmission des connaissances. Un bébé humain qui réussirait à
survivre et grandir en forêt sans jamais connaître la civilisation, malgré son
cerveau génétiquement développé, ne serait pas vraiment humain, n’utiliserait
pas son cerveau comme un humain moderne, n’aurait pas conscience de sa mort
éventuelle, de sa propre existence, ne parlerait pas, pourrait à peine communiquer,
n’aurait accès à aucun des savoirs, aucun conte, aucune légende, découverts et
développés par les humains depuis des millions d’années, a fortiori aucune
technique, bref tout ce qui caractérise l’humain serait absent de cet humanoïde
sauvage. L’évolution de l’humain est clairement là : dans le social, et
tout peut disparaître d’un seul coup si on coupe la transmission.
Capoté, non? Quand on y pense…
Ce qu’on est tient à un fil.
J’entends la voix de Marie-Ève qui se faufile par la fente
de la porte de l’atelier sans comprendre plus d’un mot ici et là, mais je
connais son discours. Sa vie ne lui convient pas, elle regrette son choix
d’opter pour le mariage avec un homme qui a de l’argent, une bonne job. Tout le
matériel, toutes les choses qu’elle désirait, elle peut en profiter
aujourd’hui, le gros luxe, mais elle n’arrive pas à atteindre quelque
satisfaction que ce soit, n’obtient pas de reconnaissance de ses pairs.
Socialement, elle n’est rien. Rien d’autre que la femme de son mari, de plus en
plus mécontent de son rendement dans le rôle qu’il lui a assigné, ou qu’elle a choisi,
mais sans savoir…
C’est comme ça pour tellement de gens. Qui n’assument pas ce
qu’ils sont. On tente de reproduire le modèle, s’insérer dans la structure
sociale transmise.
Mais cette structure verticale demeure animale, primitive.
Son épine dorsale inchangée et maintenue telle quelle depuis la nuit des temps,
elle est mâle alpha. C’est une structure de domination, les plus forts en haut,
les plus faibles en bas, et avec essentiellement la guerre de clans comme
politique de préservation ou d’expansion. Pour le moins simplet comme structure.
Je dirais même rudimentaire sinon même grossier, et certainement pas du tout à
la hauteur des possibilités de l’incroyable cerveau humain. Vraiment, ça ne
convient pas. Est-ce que j’ai le droit de dire ça? FAIL big fucking FAIL, man. Cinq
mille ans d’histoire pour ces résultats? Pas fort.
C’est en observant la production artistique de Chloé au fil
des années, dont elle ne m’explique pas en mots les buts et processus, que j’ai
réalisé qu’elle exprimait beaucoup mes propres réflexions, ou enfin peut-être
aussi qu’on voit ce qu’on veut au fond, mais bon… En tout cas, ça m’a rejoint. C’est
difficile à expliquer, j’imagine que c’est pour ça que Chloé ne le fait pas
vraiment, expliquer ses œuvres, mais j’ai vu ce qui se profile dans ses flous
et ses courbes.
J’y ai vu qu’on y est, dans le changement, maintenant, on est
en plein dans la fin de… de la révolution. On complète le tour, on rejoint le
début, comme les aiguilles de l’horloge qui tombent à minuit. Et la suite
pourrait survenir plus brusquement qu’on peut l’imaginer.
En toute logique, il m’apparaît que cette forme primaire
d’arrangement social patriarcal hérité d’un temps ancien où le muscle du mâle
était essentiel (l’était-il vraiment?) évoluera en une forme horizontale de
structure sociale, plus inclusive, plus rassembleuse, résiliente, indulgente… plus
de l’ordre du féminin que du masculin. Forcément, ça viendra, les tours
vacillent. Je pousserai plus loin en affirmant même que cette évolution de
l’espèce humaine dans le sens d’une société plus féminine s’accompagnera d’une
réduction, sinon même une disparition du mâle humain, dont la seule et unique
fonction deviendra bientôt la production de spermatozoïdes, que le cerveau
humain pourra surement un jour permettre de synthétiser dans un laboratoire.
Par des femmes. Toutes les activités nécessaires à la préservation de l’espèce
humaine peuvent désormais être accomplies par une femme, grâce au cerveau
humain et ce qu’il permet : machines, opérations chimiques… Tout. Aujourd’hui,
on n’en est pas encore à la production de spermatozoïdes en labo, mais on peut
imaginer un temps intermédiaire où les mâles seraient réduits à cette seule
fonction reproductive et traités comme tels.
La féminisation de la société, qui est en cours, favorise
l’avancement de l’espèce humaine dans son environnement, je ne vois pas
pourquoi l’évolution arrêterait ce processus. Tant le mâle lui-même que la
structure sociale qu’il impose pourraient donc disparaître d’un seul coup par un
de ces « grands sauts » de l’évolution qui assure la survie de
l’espèce, remplacés par une nouvelle structure, féminine, mieux adaptée, plus
efficace. Parce que là, depuis quelques centaines d’années sinon plus, les
humains piétinent vraiment. Se piétinent. S’assassinent. C’est débile. Et c’est
sans compter le réchauffement climatique. Les humains utilisent surtout leur
cerveau pour s’autodétruire.
On a l’impression de reculer.
C’est parce qu’il est minuit
comme je disais. C’est à la fois le début et la fin. C’est le chaos,
l’entre-deux. On est à la veille d’une révolution, on est déjà dedans. Elle
sera douce.
(...)
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